Evaluation du préjudice indemnisable d'un candidat évincé d'une procédure irrégulière d'attribution d'un contrat public
Conseil d’Etat, 28 février 2020, Société Régal des Îles, n°426162
Dans un arrêt du 28 février 2020 « Société Régal des Îles » (n°426162), le Conseil d’Etat illustre à nouveau sa jurisprudence relative à l’indemnisation du préjudice d’un candidat irrégulièrement évincé d’une procédure d’attribution d’un contrat public (CE, 18 juin 2003, Groupement d’Entreprises Solidaires ETPO Guadeloupe c. Commune du Lamentin, n° 249630 ; CE, 10 juillet 2013, Compagnie martiniquaise des transports, n° 362777).
Les conditions d’indemnisation d’un candidat irrégulièrement évincé
Pour rappel, selon cette jurisprudence, lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l’absence de toute chance, il n’a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu’il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d’emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre, lesquels n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d’intérêt général.
Quel préjudice indemnisable en cas d’éviction d’une procédure irrégulière ?
Dans l’affaire objet de l’arrêt commenté, la commune de Saint-Benoît a lancé une procédure ouverte de passation d’une convention de délégation de service public pour la gestion de son service de restauration municipale. La société Régal des Îles, dont l’offre n’a pas été retenue, a saisi le Tribunal administratif de la Réunion d’un recours en contestation de la validité du contrat conclu par la commune de Saint-Benoît avec la société SOGECCIR assorti d’une demande indemnitaire d’un montant de 8 758 890 euros en réparation de son préjudice résultant, d’une part, de son manque à gagner sur dix ans et, d’autre part, des frais engagés pour la présentation de son offre.
Par un jugement du 31 mars 2016, le tribunal administratif de la Réunion, après avoir requalifié le contrat litigieux en marché public et estimé que celui-ci était affecté de plusieurs vices présentant un caractère d’une particulière gravité, a prononcé la résiliation du contrat à compter du 1erjour du sixième mois suivant la notification du jugement et rejeté la demande indemnitaire de la société requérante.
Par un arrêt du 8 octobre 2018, la cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté l’appel principal et incident formés contre ce jugement respectivement par la commune de Saint-Benoît et la société Régal des Îles.
La cour administrative d’appel a confirmé le jugement attaqué sur la requalification du contrat de délégation de service public en marché public et a relevé que ce contrat, conclu sans que le contenu et les conditions de mise en œuvre des critères de sélection des offres n’aient été définis et sans publication d’un avis d’attribution de niveau européen, était de ce fait affecté de plusieurs vices présentant un caractère d’une particulière gravité.
Pour rejeter les conclusions indemnitaires de la société Régal des Îles au titre du manque à gagner, la cour administrative d’appel de Bordeaux a, en outre, estimé que les irrégularités mentionnées ci-dessus n’avaient pas privé la société Régal des Îles d’une chance sérieuse d’emporter le contrat en litige, alors même que cette société avait, postérieurement à la résiliation dudit contrat, conclu avec la commune de Saint-Benoît un marché public pour la gestion du service de restauration municipale.
Pour rejeter également les conclusions indemnitaires de la société Régal des Îles au titre des frais engagés pour la présentation de son offre, la cour administrative d’appel de Bordeaux a considéré que le recours irrégulier à la procédure de passation des délégations de service public par la commune de Saint-Benoit n’était pas susceptible d’avoir eu une incidence sur l’éviction de la société Régal des Îles et que celle-ci était dépourvue de toute chance d’obtenir ce marché.
Saisi d’un pourvoi formé par la société Régal des Îles, le Conseil d’Etat a annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux seulement en tant qu’il a rejeté les conclusions de la société Régal des Îles tendant à l’indemnisation des frais engagés pour la présentation de son offre.
Il a en effet considéré que la cour administrative d’appel de Bordeaux n’avait pas commis d’erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier en estimant que les irrégularités affectant la procédure d’attribution du contrat litigieux n’avaient pas privé la société Régal des Îles d’une chance sérieuse d’emporter le contrat même si celle-ci avait conclu avec la commune, postérieurement à la résiliation de celui-ci, un marché public ayant le même objet.
En revanche, il a considéré que la cour administrative d’appel de Bordeaux avait dénaturé les pièces du dossier en estimant que le recours irrégulier à la procédure de passation des délégations de service public n’était pas susceptible d’avoir eu une incidence sur l’éviction de la société Régal des Îles et que celle-ci était dépourvue de toute chance d’obtenir le marché litigieux dès lors qu’il ressortait des pièces du dossier que ladite société avait été admise à présenter une offre, que cette offre avait été classée en deuxième position et, ainsi qu’il a été dit ci-avant, que la société requérante s’était vue attribuer le marché public pour la gestion du service de restauration municipale de la commune postérieurement à la résiliation du contrat par le juge.
Ainsi, pour évaluer le préjudice d’un candidat évincé à l’issue d’une procédure irrégulière, le juge effectue une analyse de l’incidence directe des irrégularités commises sur les chances du candidat d’obtenir le marché en cause appréciées au regard des pièces du dossier.